A l'Ordre
Mon attachement aux mots a toujours été fort. Ce n’est ni une obsession, ni une coquetterie mais la profonde conviction qu’ils sont les racines, le moteur de notre pensée. Ils sont également assez pervers pour revêtir des formes multiples nous amenant à jouer avec eux, ou à passer des heures à interpréter une phrase dans laquelle un mot résonne et raisonne à double sens.
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », la phrase d’Albert Camus est souvent également mal citée ; il ne s’agit pas, bien sur, de mal nommer un objet matériel, il n’est pas question de mal nommer une chose. Camus parle d’un objet philosophique, d’une notion ; voire me semble t-il d'une pensée ce qui d’ailleurs ne limite pas cet aphorisme mais le renforce : puisque nous pensons avec des mots, il faut des mots justes qui collent au plus près de la pensée, qui se rapprochent le plus de ce qu’ils nomment pour que notre parole transmette notre pensée avec ces mêmes mots.
Pour que les mots vivent, il faut donc veiller sur eux, comme une branche humaine, une espèce menacée. Évidemment, il n’est pas question ici de garder des mots dans du formol ; pas de pensée conservatrice ou réactionnaire mais simplement une bienveillance, une attention et surtout une exigence qui se veut garante qu’ils ne dépassent jamais nos pensées.
Les linguistes ou historiens du langage sont un peu comme les initiés ; pour trouver l’origine d’un mot, lui redonner une existence, ils creusent. La quête étymologique permet de remonter un sens à la surface. À l’image de notre VITRIOL, en cherchant l’origine d’un mot, comme une pierre cachée, en puisant dans son histoire, en fouillant une grammaire, un vocabulaire disparus ou pervertis ; le chercheur rectifie un sens qu’il remet en lumière. Il leur offre une nouvelle vie en redonnant leur identité d’origine.
Nous parlons beaucoup dans le Temple. « Au commencement était le Verbe »… la phrase du Volume de la Loi Sacré issue de l’Evangile de Jean préside à nos travaux. Elle est évidemment symbolique et place la parole comme fondement, mais la parole, le Verbe au sens de logos une parole à la fois pensée et idée créatrice.
Mais après tout cette parole pourrait être aussi celle avec laquelle nous travaillons. Celle que nous devons également maitriser, peser. Quand le Vénérable Maître donne la parole, nous sommes à l’ordre, le corps immobile. Nous avons mis un peu d’ordre dans le chaos de nos pensées, rassemblés ce qui est épars. Avant de l’ouvrir, mieux vaut tourner ma langue, 3 fois, 5 fois ou 7 fois dans ma bouche. Le signe d’ordre nous rappelle notre serment mais le tranchant de ma main veille aussi à réguler la potentielle ou irrépressible sortie de mes mots. Cette main me paraît être une sorte de passage à niveau symbolique. Une épreuve pour chaque mot qui partira de ma gorge.
Les anglais, qui par ailleurs ne sont pas pour rien dans la naissance de la Franc-Maçonnerie et son passage outre-manche, disent : « In the beginning was the Word » qui peut être traduit par « Au commencement était le mot ».
De nombreux contes et récits disent combien le fait de prononcer le juste et parfait mot est utile. Les mots ouvrent des serrures et ferment des portes. « Sésame ouvre toi » laisse entrer Ali Baba dans la grotte. Bon, je vous l’accorde cet exemple n’est pas très symbolique car l’entrée dans la caverne est vue sous le signe de la concupiscence. Mais d’autres mots sont davantage placés sous une promesse de Sacré. Nos mots de semestre sont forts utiles pour accéder au Temple, lieu de travail et de pensée. Oublions-les, trompons-nous ou hésitons-nous et le Tuileur nous fera faire demi-tour.
« Je ne sais ni lire, ni écrire » s’interprète comme l’aveu d’un enfant de trois ans qui doit compter sur ses Frères plus âgés pour le guider, l’accompagner. Symboliquement, si l’apprenti Franc-Maçon n’a ni la parole ni la possibilité de lire en Loge, c’est certes qu’il ne possède pas la connaissance des outils, que l’introspection et l’écoute de l’Autre sont nécessaires mais aussi qu’il ne maitrise pas encore le langage maçonnique, les mots qui vont lui servir à nommer précisément : une équerre n’est pas un compas, une pierre n’est pas un caillou, le pavé mosaïque n’est pas un échiquier… Comme dans le monde profane, le langage sert aussi à nous harmoniser à parler des mêmes choses. Bref à nous comprendre pour mieux travailler.
Les mots mal taillés, de travers, mal placés sont capables d’entrainer les pires malentendus ou d’engendrer des difficultés sérieuses car ils servent aussi à remettre en état notre pensée, à la ranger à l’ordonner. S’il m’arrive de chercher mes mots et de ne pas les trouver pour exprimer un quelconque avis ou pour relater une expérience, il me faut alors repenser, réorganiser ma pensée, l'ordonner en les plaçant dans le bon sens. Le mot sens étant ici polysémique ; la direction et la signification.
Ordonner c’est aussi donner un ordre. Oui mais… donner un ordre peut nous aider parfois à être mieux ordonnés. Les mots sont facétieux il faut aussi s’en méfier.
Ordre. Voici un mot qui apparaît de nombreuses fois lors de nos tenues et de notre vie Maçonnique. Selon les dictionnaires, le mot Ordre possède environ une vingtaine de sens différents. Il peut être professionnel : par exemple l’Ordre des Médecins, l’Ordre des Avocats qui sont des groupements corporatifs. Ou religieux : certains entrent dans les Ordres. Les Ordres architecturaux sont des règles de formes, de proportions. C’est aussi un classement : nos tenues sont généralement de tout premier ordre. Une règle donnée : participer aux agapes après un atelier, c’est dans l’ordre des choses. Le Vénérable Maître nous donne à chaque ouverture des travaux l’ordre du jour. Et cela me fait songer que le Frère Secrétaire et le Frère Trésorier ne manqueront pas de me rappeler à l’ordre en me demandant de libeller le chèque de ma capitation... à l’ordre de Conscience et Fraternité.
La Franc-Maçonnerie aussi est un Ordre. Le Vénérable Maître, encore lui, nous le rappelle à toutes les tenues. À la fin de celles-ci, il nous dit : « […] je suis prêt à donner la parole à ceux d'entre vous qui auraient des propositions à présenter dans l'intérêt de l'Ordre Maçonnique… » Yves Hivert Messeca, rédacteur d’une notule à ce sujet dans l’Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie en appelle à Marius Lepage pour lequel il ne faut pas confondre Obédiences et Ordre. Je cite : « L’Ordre est l’expression symbolique de la Franc-Maçonnerie, tandis que les obédiences en sont les institutions. » En résumé, l’Ordre Maçonnique serait comme une abstraction symboliquement fédératrice mais les obédiences — le Grand Orient, la Grande Loge de France, le Droit Humain... — en seraient l’exécutif, le concret.
Voici donc l’ordre placé du côté du symbole. Ça tombe bien car ce mot est assez courant dans notre Rituel du 1er Degré. Sauf erreur, il apparaît entre les indications et les prises de paroles une quinzaine de fois.
Certes une maçonnerie militaire a existé et les termes que nous employons, par exemple à la cérémonie de la Saint-Jean d’Hiver — appelée Banquet d’Ordre — sont fortement emprunts d’une rythmique martiale : chargez, alignez, la poudre forte, tirer une canonnée…
Pour un jeune apprenti ce rituel peut paraitre peuplé d’impératifs : « Veuillez vous en assurer, remplissez votre office, debout mes Frères, prenez place… » pour peu qu’il prête attention aux déplacements, il observera également que nos travaux sont remplis de sens interdit ou obligatoires. D’ailleurs en préparant ce texte, j’ai trouvé que le terme mot d’ordre pouvait également signifier un mot de passe composé de deux mots ; comme nos mots de semestre que j’évoquais tout à l’heure.
« Deux dangers ne cessent de menacer le monde, l’ordre et le désordre. » écrivait Paul Valery.
Permettez-moi mes Frères à cette étape de parler quelques instants de mon expérience ou plus précisément de mon ressenti face à l’ordre.
L’ordre m’angoisse ; aucune place à la respiration, à la fantaisie. Le meilleur moyen de perdre un objet est de le ranger. Dans le monde profane, il m’arrive de contourner souvent les ordres, de les discuter, de les remettre en cause. Voire même de chercher leur justification. De peu aimer la discipline. De mettre la pagaille dans une réunion qui me paraît stérile. Non que je conteste le principe de la hiérarchie mais, comme beaucoup, j’aime comprendre et la négociation ou la force de résistance se met en marche face à un ordre que ne je comprends pas.
Mais si je n’aime pas l’ordre, le désordre me dérange également. Curieux paradoxe. Depuis longtemps une manie fait que je passe beaucoup de temps à ranger mon domicile. Or plus je range, jette de vieux objets, de choses que je gardais et qui m’étaient parfaitement inutiles, mieux je me sens. Jamais ce qu’on nomme domestiquement « son intérieur » n’a si bien porté son nom. Si tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, tout ce qui est à l’extérieur est comme ce qui est à l’intérieur.
L’origine latine du mot ordre est ordo ; la rangée. Mais ce qui peut nous intéresser ici, c’est son étymologie grecque ; kosmos, l’ordonnancement de l’univers. À grande échelle, cette mission appartient au Grand Architecte mais la Loge étant une représentation terrestre de l’univers, le Franc-Maçon a son mot à dire car il est garant de l’organisation de ce microcosme, il en fait partie et il y va de son comportement, de son serment de fidélité à cet espace ouvert sur la Voûte étoilée. Il est là pour l’ordonner. L’équilibrer.
C’est probablement pour ça que je supporte et intègre notre rituel injonctif et parfois contraignant, que j’accepte et ne remets pas en cause les ordres pourtant nombreux ni les obligations qui me sont demandés en Loge. En effet, qui n’a pas éprouvé de crampe en restant à l’ordre plus d’une minute ou maudit le temps d’un éclair nos passés Frères rédacteurs des rituels qui m’obligent à faire le tour du Temple pour sortir alors que je suis à deux mètres de la porte ? Sans compter que je dois demander la parole à mon Surveillant alors qu’il serait si simple de m’adresser directement au Vénérable.
Observons comment débute chaque tenue : Je rentre dans un espace vide qui petit à petit s’anime. Je retrouve mes Frères, j’échange informellement, joyeusement de façon désordonnée ou plus gravement selon les circonstances profanes. L’un d’eux m’aide à remettre en ordre ma cravate ou mon cordon. Les Apprentis ordonnent, placent les Trois Grandes Lumières sur l’Autel, distribuent maillets, sautoirs… ; le Vénérable commence petit à petit à nous rappeler à l’ordre… Nous sortons du Temple et le Maître des Cérémonies nous fait entrer dans un ordre précis. Nous prenons place. À partir de ce moment là, commencent plusieurs mouvements, circumambulations, postures, mots qui vont procéder de la création de ce microcosme. L’ordre latin va laisser sa place à l’ordre grec. Les nombreuses prises de paroles, les déplacements reconstruisent virtuellement, symboliquement le Temple. Nous le redessinons sans cesse. Le rituel n’est pas rempli d’ordres impératifs mais de clés, de mots pour aider à une reconstruction, un équilibre du monde. L’ordre n’est pas un but mais un moyen. « Debout et à l’ordre mes Frères » ne signifie pas uniquement « On se lève, on se tait et on se tient bien » — quoique cela aide beaucoup à se recentrer — mais « Levons-nous pour travailler et rendre cet endroit juste et parfait. »
Et même si je gardais en tête que le rituel me contraint par des ordres — au sens latin — il me faudrait le relire encore pour me rendre compte que ces ordres font sens, sont plus malins qu’ils n’y paraissent.
Il y a, me semble t-il, deux façons de voir le rituel. La première. À chaque tenue, c’est un peu la même chose, ça passe, les mots sont ceux déjà entendus il y a 15 jours, c’est comme une piqure de rappel. Dans ce cas, non seulement l’ennui aura gagné ; il ne s’agira pas d’un rituel mais d’un petit manuel pour passer 2 heures dans le Temple. Mais si je prends le pari de découvrir ou redécouvrir à chaque tenue les mots, leur rythme, les tenants et aboutissants des ordres, je verrais qu’ils n’existent que pour mieux m’interroger. Car de l’impératif, ils engendrent l’interrogatif. Toute phrase du rituel pose question et si ce rituel ne joue pas vraiment avec les mots, il les utilise pour y cacher derrière du sens ou des signes.
A:.K:.