Averroes
AVERROÈS (1126-1198)
“ Le mal c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer “ Paul Ricoeur
Après que notre frère Freddy Ben :. ait planché ici même sur Abraham Aboulafia, j’ai pensé qu’il serait utile de reparler de l’âge d’or andalous tant cette période de l’histoire est méconnue.
J’ai longtemps hésité entre Averroès et Ibn Khaldoun qui a évolué entre sa Tunisie natale et la cour des sultans andalous. Pour essayer de comprendre la pensée d’Averroès je commencerai par faire un état des lieux historique du contexte socio-politique de l’Andalousie du XIIème siècle.
L'Andalousie: creuset de la cohabitation multiethnique et multireligieuse.
L'Andalousie connaît à partir du début du huitième siècle et pendant près de huit siècles l'explosion d'une civilisation unique, non-violente, qui rayonne sur toute la région et même au-delà. Elle devient le centre des arts et des industries, le phare des sciences et des lettres. Ses universités à Cordoue, Séville et Grenade sont le lieu de rencontre d'étudiants, de savants et hommes de lettres venus d'Orient et
d'Occident.
Dès le néolithique les Ibères, un peuple peut-être originaire du Sahara s'y installe, suivis des Celtes, peuple parlant une langue indo-européenne, originaire du sud ouest de l'Allemagne.
Vers 1100 avant J.-C. les premières colonies phéniciennes (Cadix) puis grecques (Alicante) et carthaginoises (fondation d'Ibiza au Vième siècle av. J.-C.) s'y installent. L'occupation romaine dure jusqu'au IIIème siècle. Beatica fut l'une des trois provinces romaines ibériques et sa capitale Cordoue. La christianisation du pays eut lieu au IIIème siècle. Après la chute de l'empire romain, l'occupation vandale de 395 à 409 de l'Andalousie (dont le nom serait issu de Vandaloucia donnée à la presqu'île ibérique par les Vandales) ne dure pas longtemps car en 410 le pays tombe sous la domination des Wisigoths.
De l’autre coté des colonnes d’Hercule, l'Afrique du Nord est gouverné par Moussa Ibn Noceir. Les Omeyyades règnent alors sur l'empire musulman dirigé par le calife El Walid Ibn Abdelmalek.
En 711 Tarik Ibn Ziyad le gouverneur berbère de Tanger, arrive en Andalousie avec ses hommes, berbères et arabes, en traversant ces mêmes Colonnes d’Hercule qui deviendront le détroit de Djebel Tarik (Gibraltar).
A l'arrivée des Musulmans c'est la rencontre entre deux peuples, deux civilisations qui se découvrent, l'une occidentale et l'autre orientale. Les principales ethnies qui composent l'Andalousie sont les Espagnols convertis ou non à l'Islam, les Arabes, les berbères et les juifs. Le peuple andalou est issu d'une composante occidentale et orientale dont le mixage donne aux andalous leurs particularités comme le reflètent leur langue, leurs savoirs, leurs musiques, leurs traditions, leurs coutumes.
Les Andalous sont connus pour être très fiers et pour leur amour du savoir.
Nombreux sont les hommes de lettres et de sciences, les théologiens, les philosophes, les historiens, les médecins, les géographes, les herboristes issus de ce riche creuset qui concurrencent à l'époque leurs homologues des pays tels la Perse, l'Egypte et même l'Irak.
Développement épanouissement de la société andalouse par le biais de réformes sociales, économiques.
Les musulmans arrivés en Espagne sont en majorité issus de milieux agricoles par conséquent les réformes visent l'agriculture et la mise en valeur des terres agricoles accompagné d'un repeuplement des villages et des villes suivis par les échanges commerciaux entre villes.
En fait c'est plus une révolution sociale qu'une simple réforme comparable à la révolution française du XVIIIème siècle. Tous les abus dont avait souffert le peuple de la part des aristocrates et des gouvernants cessent : annulation des impôts exorbitants; les nouvelles taxes sont calculées sur la base des revenus et ne lèsent en rien les classes à revenus modestes. La djizia appliquée aux non musulmans suit le même principe que les impôts bien qu'elle ne soit que symbolique.
Sur le modèle oriental, les affaires de l'état sont gérées par le calife ou le prince et de ses ministres, tous les ministres sont représentés chez le calife par un Premier ministre ou vizir.
Au niveau de l'administration l'intégration des populations locales dans la gestion des affaires du pays se fait à travers l'attribution de postes d'administrateurs à des juifs et des chrétiens qui se chargent entre autres de collecter les impôts mais surtout de régler les différents au sein de leurs communautés. Tolérants les uns envers les autres ils vivent dans le respect les uns des autres.
Trois moyens ont contribué au développement des sciences et de la culture:
- Le premier est de faire appel à des hommes de lettres du Machrek tel Abou Ali El Kali, érudit en lettres et linguiste arabe qui imprègne la culture andalouse d'orientalisme.
Puis une génération d'hommes de lettres andalous tel Ibn Abderrahmane de Malaga prennent le relais.
- Le deuxième moyen fut l'envoi d'andalous vers l'Orient. Ils vont approfondir leurs propres connaissances puis reviennent vers leur pays pour y transmettre les savoirs acquis.
Le voyage vers l'Orient devient alors un critère pour juger de la valeur d'un savant. Apparut ensuite une génération de scientifiques qui s'occupe de publier. En plus ils écrivent et traduisent des livres.
L'Andalousie voit naître toute une génération d'hommes de sciences souvent pluridisciplinaires. Ils pratiquent ainsi la médecine, l'astrologie, l'astronomie, les sciences de la nature, la chimie, les mythologies, les lettres, la poésie, la philosophie, le soufisme, la théologie etc. Cas exceptionnel, la création littéraire en Andalousie est quasi générale chez ces intellectuels car dans tous les écrits qu'ils soient scientifiques, religieux, littéraires, soufis, etc. on trouve de la poésie sous forme de quelques vers ou des paragraphes. Les femmes ne sont pas en reste. Elles ont une grande influence sur la littérature andalouse par leur talent d'écrivains et de poétesses et contribuent ainsi au mouvement culturel de l'Andalousie à l'instar de l'Orient.
- Le troisième moyen est de rassembler des ouvrages d'Orient et d'Occident et de les traduire notamment les livres grecs. Médecine et philosophie se complètent chez les savants andalous. Les califes, les princes, les gouverneurs s'entourent de médecins pour les soigner et d'astrologues pour leur prédire l'avenir. Comme chez les Grecs, la médecine et l'astrologie sont deux filières de la philosophie. Ce qui a aidé au développement de la philosophie c'est l'accès à la philosophie des grecs grâce aux ouvrages traduits et les enseignements assurés par les savants venus du Machrek.
Parallèlement aux sciences les Andalous s'intéressent aux arts inspirés des arts italiens, espagnols et français et en tirent un art tout à fait personnel.
Ce que les Croisades ont apporté à l'Europe est minime comparé à ce que l'Andalousie a donné à l'Europe bien que souvent méconnu.
Dans cette société et ce contexte culturel naît à Cordoue en 1126 Ibn Rushd plus connu en Occident sous le nom d’Averroès. Il fut sans conteste le plus grand philosophe de l'Andalousie et des nations voisines. Son grand-père et son père occupent les fonctions de cadi des cadis à Cordoue sous le règne des Mourabitines. Issu d'une famille de médecins il commence à étudier le Coran, la charia, la grammaire, la poésie, et est initié par son père à la jurisprudence de l’Islam; Il étudie ensuite la physique, l'astronomie, la médecine et les mathématiques. Il apprend la médecine sous la direction de Ibn Zohr, la philosophie et le droit sous la direction d'Abou Jaffar Haroun et Ibn Badja. Excellent médecin il est introduit auprès des princes. Ami de Ibn Tofayl il est présenté au Calife El Mansour en 1109, qu'il séduit par ses connaissances en philosophie et son analyse de la philosophie d'Aristote. El Mansour lui demande alors de traduire, résumer et commenter les oeuvres d'Aristote. Averroès est nommé Cadi de Séville et y commente et résume une partie de la philosophie d'Aristote, «De Anima ». En 1182 cadi de Cordoue, il complète alors son étude sur la philosophie d'Aristote.
Depuis le Moyen Age, le Grand Commentaire d'Averroès au De anima d’Aristote n’était connu des philosophes que dans sa version latine. Il y a une vingtaine d’années, Ben Chehida avait montré que quelques gloses d’un manuscrit de Modène, écrites en caractères hébraïques, donnaient des fragments de l’original arabe.
L’œuvre médicale d’Averroès est « Le livre de médecine universelle » -Kitab El Kulliyat fi Eltib ou Colliget -. Cet ouvrage écrit avant 1162 se compose de sept tomes (Anatomie, Santé et physiologie, Maladies et accidents, Symptômes, Médicaments et Alimentation, Hygiène, Thérapie) est traduit en latin en 1255 et publié en 1482 et 1560 à Venise. Cependant c'est surtout comme commentateur d'Aristote qu'il est connu. Pour Averroès la philosophie ne contredit pas la loi divine qui appelle à étudier rationnellement les choses.
Son ouvrage " Incohérence de l'Incohérence » est une réponse à El-Ghazali penseur et philosophe mystique qui avait écrit un livre destiné à ruiner les doctrines de diverses philosophies qu'il réfute méthodiquement : «L'Incohérence des philosophes». Dans ses Interprétations il fait état de sa théorie d'une Intelligence universelle immortelle à laquelle tous les hommes participent par leur espèce mais non en tant qu'individu, les âmes particulières étant elles périssables et dépendantes.
A la mort du prince, Averroès est livré à ses ennemis, accusé d'athéisme, il est jugé et exilé dans un petit village de Cordoue habité par des Juifs. Pardonné par le prince il revient et meurt en décembre 1198 à l'âge de 75 ans. Parmi ses admirateurs Frédéric II, empereur d'Allemagne qui encourage la traduction de l’œuvre d'Averroès dans sa cour où il réunit des traducteurs Juifs qui s'activent à traduire la philosophie arabe et en particulier Averroès. Ainsi, il eut de nombreux élèves juifs à ses conférences ; et lorsqu'il meurt ses élèves publient sa philosophie et traduisent la plupart de ses ouvrages en hébreu. Ils diffuseront sa philosophie à travers toute l'Europe en traduisant les explications d'Aristote en latin ; le plus célèbre traducteur fut Mikhail l'Ecossais (1230). C'est la philosophie d’Averroès transmise par les Juifs qui ouvre la porte de l'Europe à la philosophie grecque.
Les sciences en général ont progressé avec l’apport des arabes en Andalousie mais de là à remettre en question la représentation du monde il y avait un grand pas à franchir, ce qui n’a pas été fait; de ce fait les intégristes ne revendiquent pas la totalité de l'héritage culturel islamique, en particulier la philosophie rationaliste développée au XIIème siècle par Averroès qui a contribué à la séparation entre foi et connaissance, religion et philosophie. Pour lui comme pour Aristote, le monde est éternel ; l'éternité du monde est une nécessité en raison de l'éternité de l'espace et du temps. Si Dieu et le monde sont éternels et leurs relations celles de cause à effet, le monde est conditionné par un ordre. La nature devient intelligible et la connaissance est celle des causes. Ainsi, pour Averroès, la raison doit chercher les causes. Nier la causalité, c'est nier la raison et ignorer la science.
" Rien ne prouve mieux la sagesse divine que l'ordre du cosmos.
L'ordre du cosmos peut être prouvé par la raison.
Nier la causalité, c'est nier la sagesse divine, car la causalité est une relation nécessaire.
La seule fonction de la raison est de découvrir la causalité, et celui qui nie la causalité, nie la raison et méconnaît la science et la connaissance "
C’est ce qu'écrivit Averroès dans son fameux ouvrage “Incohérence de l’incohérence” en réponse à l'ouvrage de Ghazali (XIème siècle) Incohérence des philosophes. En affirmant que la loi divine appelle à étudier rationnellement les choses et qu'elle ne se trouve donc pas en contradiction avec la philosophie, Averroès répond à la pensée anti-rationaliste de Ghazali, pour lequel :
" Tous les processus naturels représentent un ordre fixé par la volonté divine, que celle-ci peut rompre à tout moment.
Toute idée même d'une norme intérieure à un être, d'une nécessité interne, est exclue. "
Selon Ghazali, le monde n'est pas éternel, Dieu a existé sans le monde puis avec le monde, et sa volonté est libre et sans limites. Dieu est la cause exclusive de toute chose dans ce monde qui est une création permanente de Dieu; ainsi il rejette toute soumission de la nature à des lois qui enchaîneraient la volonté de Dieu :
" Le cosmos est volontaire. Il est création permanente de Dieu et n'obéit à aucune norme...
Le premier maître est Dieu et la connaissance se transmet par la révélation (...) et (...) par l'intermédiaire des prophètes... ".
Quoique sans rapport avec la religion, les mathématiques sont à la base des autres sciences.
Celui qui les étudie risque donc la contagion de leurs vices.
Peu s'en occupent sans échapper au danger de perdre la foi."
On retrouve actuellement dans le discours intégriste la pensée de Ghazali et ce n’est pas là notre sujet de ce jour.
Persécuté à la fin de sa vie, Averroès fut condamné au silence, tandis que certains de ses livres étaient brûlés. D'autres furent retrouvés en Occident, traduits en hébreu et en latin. Pendant des siècles, dans le monde musulman, c'est la pensée de Ghazali qui régnera sur les esprits.
Averroès n’a ainsi connu la célébrité que grâce à l’Occident. C’est l’Occident qui lui a d’ailleurs donné ce nom qui est assez loin de l’arabe : AVERROÈS.
"Pourtant Averroès, comme le dit Rémi Brague, n’a pas de chance". Il n’est pas le seul philosophe « arabe » dans ce cas, mais ce qui le singularise c’est qu’il a une malchance persistante, même quand il a de la chance. En apparence la chance lui a souri, après sa mort, puisqu’il a connu la célébrité en Occident chrétien, à un double titre d’ailleurs : comme médecin et comme commentateur d’Aristote.
Thomas d’Aquin crée une véritable légende noire qui va se former créer autour du personnage : il serait l’auteur de déclarations impies, il serait un écrivain maudit qui traita d’imposteurs les fondateurs des trois religions monothéistes. On fit d’Averroès un athée qui considère que l’humanité a été bernée par les fondateurs de religions. Mais en réalité c’est contre les « averroïstes » que Thomas d’Aquin fulmine ; Ces « Averroïstes «, ce sont des enseignants de philosophie qui voudraient se libérer de la tutelle de l’Eglise pour penser comme ils veulent. Et Averroès n’est qu’un prétexte. L’Averroïste était celui qui, comme croyant, soutenait que ce que disait la religion était vrai, mais comme philosophe pensait que c’était faux. C’est la forme médiévale de la langue de bois.
Mais c’est au début du XIVème que les Averroïstes latins font des ravages en Europe à l’école franciscaine et l’université de Paris. Mais la célébrité d’Averroès à Paris, dans le quartier de la montagne Sainte-Geneviève, fut vraiment une célébrité basée sur le mensonge. Averroès s’il avait pu revenir sur terre aurait demandé des comptes à Saint Thomas sur cette diabolisation de sa personne et de ses oeuvres.
Je pense que j’ai un peu dit.
(Transcription en hébreu d’une œuvre du philosophe aristotélicien musulman Ibn Rusd (dit Averroès)
Cette belle copie aragonaise des Commentaires d’Ibn Rusd (1126-1198) sur Aristote (De la génération et de la corruption, Des météores, De l’âme et Du sens et du sensible) fut exécutée pour Don Judah ben Salomon ibn Lavi de la Cavalleria, ministre de trois rois et fin lettré, qui accueillait poètes, philosophes et érudits dans sa demeure, où ils profitaient d’une riche bibliothèque.)
Avec l’aimable autorisation de
Jean MAS :.
Grande Loge du Liban
Mars 2007
Commentaire:
Le film " Le destin " de Youssef Chahine.
La vie d’Averroès a été retracée dans " Le Destin ", un film de Youssef Chahine (coproduction franco-égyptienne) primé au Festival de Cannes en 1997 (Prix du 50e anniversaire du festival qui a récompensé l’ensemble de l’œuvre cinématographique du réalisateur).
Le Destin est d'abord un film contre le fanatisme d'aujourd'hui et l'intolérance religieuse avant d'être un film retraçant l'histoire d'Averroès.
Youssef Chahine est un cinéaste égyptien de 71 ans, né à Alexandrie son père est d'origine syrienne sa mère est d'origine grecque, il est marié à une Française.
4 ans avant 'Le destin', son film 'L'émigré' a été interdit par la censure islamiste.
Le film s'ouvre sur un bûcher, en France, où se consument un homme et les livres d'Averroès qu'il a traduits, et se termine sur un autodafé des livres d'Averroès, à Cordoue;
Autodafé bien inutile d'ailleurs car des exemplaires ont été sauvés par le fils du calife qui les avait déposés en Égypte après une périlleuse chevauchée.
« La pensée a des ailes. Nul ne peut arrêter son envol »peut on alors lire sur l'écran.
Des livres détruits aux livres sauvés, que de péripéties entre ces deux scènes !
Le film est construit sur l'affrontement entre les obscurantistes qui veulent s'emparer du pouvoir par tous les moyens, et les stratagèmes des amis d'Averroès pour sauver ses livres ainsi que leur conception de la vie fondée sur la connaissance, la tolérance, le partage et l'amour.