Etre de Lumière ou Créature de l'Ombre
Etre de Lumière ou Créature de l'Ombre :
"LE GOLEM"
Il y a environ dix ans, je suis parti passé un week end à Prague avec mon épouse et lors de notre visite, nous nous sommes rendus dans l'une des sept merveilles pragoise, Josefov, la Citée juive. Dans ce quartier juif existe encore la plus ancienne synagogue d'Europe, la "Alte Neue Schule", édifiée dans le style gothique et dont la construction remonte au dernier tiers du XIIIème siècle et pas loin, le vieux cimetière fondé au début du XVème siècle au milieu du ghetto avec des pierres tombales qui constituent une collection d'œuvre d'art unique. Et parmi celles-ci, j'aperçu un groupe de personnes en train de se recueillir sur un tombeau celui de Yehuda Ben Bezalel, appelé le Rabbin Löw (1512-1609), dont j'appris qu'il avait écrit une quinzaine d'œuvre philosophiques et religieuses et que sa personne était entourée d'une série de légendes, dont la plus fameuse est celle du Golem, qu'il créa.
Curieux, je me précipitai dans le premier magasin de souvenirs pour y acheter un livre sur ce sujet et je vis une statuette, que voici, qui m'intrigua, car à l'époque, Apprenti, comme beaucoup d'autres Apprentis , à chaque fois que je voyais certains symboles, tout de suite j'en cherchais une symbolique qui assez souvent n'existait pas. Alors là, trois points en triangle sur le front de cette statuette, imaginez-vous…
En 1818, Mary Shelley publiait un ouvrage qui devait la rendre célèbre, "Frankenstein ou le Prométhée moderne" : Le savant Frankenstein tente de créer un homme, mais cette créature lui fait bien vite horreur et le monstre sans nom est condamné à la solitude, à la vengeance et à l'anéantissement final dans les glaces. Par un étrange déplacement dans la nomination, on en est venu à confondre le savant et le monstre. C'est que l'humain n'est pas aisé à circonscrire. Dans le récit de Mary Shelley, le mythe prométhéen peut se lire à deux niveaux: celui du savant qui tente d'égaler un Dieu créateur et celui du monstre qui tente d'égaler l'homme.
L'auteur anglais n'a fait que reprendre un mythe très ancien, celui du Golem qui est une forme de la légende judéo kabbalistique. C'est surtout à partir du 19ème siècle avec notamment les romantiques allemands, Goethe lui-même, Jacob Grimm, Achim von Arnim et Hoffmann qu'il fut introduit dans la littérature. Dans les années 20 de ce siècle, le cinéaste Wegener l'introduisit dans le cinéma expressionniste et fantastique.
On a voulu voir en lui, selon G. Scholem, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem "un symbole des conflits et combats" qui habitèrent les auteurs romantiques.
D'après le dictionnaire d'hébreu moderne, un Golem est un corps informe ou plutôt un corps dont la forme est resté inachevée. Pour les zoologistes, il s'agit de la chrysalide, c'est-à-dire l'état intermédiaire entre la chenille et le papillon. Si l'on s'en réfère à la légende kabbalistique, il s'agit de la forme d'un homme fabriqué avec de la terre et mis en mouvement au moyen de mots sacrés et d'incantations, un homme qui n'a pas reçu le souffle divin, bref, un homme inachevé; partant de là, apparaît l'idée que le Golem est un ignorant, un idiot. Il symbolise l'homme stupide et lent. Dans l'armée israélienne, le Golem est la silhouette humaine sur laquelle les soldats s'exercent au tir où que l'on dresse en divers endroits afin de tromper l'ennemi. Ce terme signifie encore "tas de terre".
Le Golem est mentionné pour la première fois dans la bible, au verset 16 du psaume 139, placé dans la bouche d'Adam qui, s'adressant à Dieu, déclare :
"Tes yeux ont vu mon Golem", c'est-à-dire : "tes yeux m'ont vu lorsque je n'étais encore qu'une masse informe".
L'idée de Golem provient de l'interprétation que donne le Talmud de ce verset : il s'agit d'un être inachevé, dépourvu de forme définie, d'un état de la matière brute.
Un célèbre passage du Talmud décrit les douze premières heures de la vie d'Adam qui est appelé Golem :
"D.ieu a dit : La journée avait douze heures.
Pendant la première heure, la terre fut accumulée ;
pendant la deuxième, il devint un Golem, une masse encore informe ;
dans la troisième ses membres furent étendus ;
dans la quatrième l'âme fut jetée en lui ;
dans la cinquième il se tint sur ses pieds ;
dans la sixième il donna à tous les vivants un nom ;
dans la septième, Eve lui fut adjointe ;
dans la huitième ils se mirent au lit à deux et le quittèrent à quatre ;
dans la neuvième il connut l'interdiction ;
dans la dixième il passa outre ;
dans la onzième on le jugea ;
Dans la douzième il fut chassé et il quitta le Paradis".
Le Golem représente donc un stade du développement d'Adam. Il est l'homme qui n'a pas encore reçu le souffle divin et la Parole. Dans un Midrash du 2ème siècle, Adam est décrit, non seulement comme un Golem, mais comme un Golem de grandeur et de force cosmique à qui Dieu a montré dans son état sans vie et sans parole toutes les générations futures jusqu'à la fin des temps. L'histoire de la Création se serait ainsi déroulée devant les yeux d'un être dénué de discernement et de raison. Se refusant à lui insuffler le souffle divin, Dieu déclare:
"Si je le présente maintenant, on dira qu'il était mon compagnon pendant la Création, c'est pourquoi je veux le laisser comme Golem jusqu'à ce que j'aie tout créé".
C'est surtout le livre de la Création (Séfer Yetsirah), un ouvrage kabbalistique, et l'exégèse ésotérique qui en fut faite, qui développèrent l'idée d'un Golem en relation avec les croyances concernant le pouvoir créatif du discours et les lettres de l'alphabet hébraïque. Il convient d'observer que selon les fondements concrets de la connaissance sémitique, la Parole ou DAVAR est en même temps le FAIRE (davar signifie en hébreu moderne à la fois parole et chose). Ce qui est nommé acquiert une existence et ce qui n'est pas nommé n'existe pas. La Bible enseigne que Dieu a créé le monde avec dix paroles et la chose n'a de réalité que si elle porte un nom. Pour les kabbalistes, même utilisé par l'homme, le langage peut être créatif tout comme il le fut lors de la Création.
Cette conception de la Parole en tant que FAIRE est toute proche de la "parole intérieure" des mystiques allemands du 14ème siècle, celle que décrivait Maître Eckhart dans son sermon "de l'accomplissement", celle qui, au-delà de toute représentation, est proférée au cœur de l'âme :
" Quand une parole est conçue dans ma raison, elle est d'abord quelque chose de si pur et de si incorporel, elle y est vraiment parole! Jusqu'à ce que, au moment où je me la représente, elle devienne quelque chose d'imaginé. Et ce n'est qu'en troisième lieu qu'elle est proférée extérieurement avec la bouche; et ce n'est là qu'une manifestation de cette parole intérieure. Ainsi, la Parole éternelle est également proférée intérieurement, dans le cœur de l'âme, dans ce qu'il y a en elle de plus pur".
Dans une remarquable étude ("la Kabbale et sa symbolique") Scholem distingue deux traditions très différentes concernant la création du Golem:
- La première est proprement spéculative et mystique. Elle s'appuie sur la foi en la puissance du Verbe divin (qui vient d'être évoquée), en celle des lettres du nom de Dieu, le tétragramme sacré, et plus généralement, dans le pouvoir des lettres de la Torah et de leur disposition. Les diverses combinaisons et transformations de ces lettres constituent un mystérieux savoir qui permet de créer.
C'est là toute la méthode de la Kabbale:
Ce mot, Kabbalah, est dérivé du verbe hébreu KABEL qui signifie "recevoir, accueillir". L'adverbe KABBAL signifie "ce qui est reçu, ce en face de quoi l'on est en présence", c'est ce que les kabbalistes nomment "la Sagesse d'en Haut". Dans cette perspective, la Kabbale représente d'abord la tradition mystique du judaïsme. Les kabbalistes admettent généralement que la Sagesse d'en Haut fut révélée à Moïse sur le Mont Sinaï, en marge de la loi écrite, la Torah (Pentateuque). L'ouvrage le plus important de la littérature kabbalistique est le Zohar ou livre de la Splendeur, attribué à Simon ben Yo'haï (IIème siècle après Jésus Christ). Au XII ème siècle, elle fleurit dans le midi de la France, en Provence et dans le Languedoc, avant de s'épanouir en Espagne. Enfin, elle atteint son apogée à Safed, en Haute Galilée, au XVIème siècle avec Cordovero et Louria. Après Safed, la chaîne initiatique se ramifie jusqu'à nos jours en de petits cercles d'étude qui s'efforcent de préserver avant tout et selon leurs moyens, l'esprit même de la kabbale.
Au XIIème siècle, sous l'impulsion d'une dynastie juive originaire d'Italie - les Kalonymides - prit naissance en Rhénanie un mouvement kabbalistique particulier d'où sortira plus tard le Hassidisme. Et justement dans les cercles hassidiques d'Europe Centrale (Allemagne, Pologne et Tchécoslovaquie) les légendes issues du Talmud étaient interprétées dans un sens exclusivement symbolique et la fabrication d'un Golem ne désignait qu'un certain degré d'élévation intellectuelle et religieuse. Cette tradition ne fait allusion à aucun intérêt ou avantage matériel que le Sage pourrait tirer de la fabrication d'un Golem. Le Sage occupé à fabriquer un Golem est exactement dans la même situation que l'alchimiste occupé à fabriquer de l'or. Produire de l'or métallique pour en jouir, voire même comme en Chine, produire de l'or potable pour le consommer en vue d'atteindre la longévité corporelle n'est certainement pas le but véritable de l'alchimie qui n'est en effet à aucun degré une préchimie mais une opération symbolique. L'or, disent les textes védiques, c'est l'immortalité. Et c'est bien à quoi tend la seule transmutation réelle, celle de l'individualité humaine: transformer en or les métaux est l'équivalent de transformer l'homme en pur esprit. Il en va de même en ce qui concerne la transformation d'un tas de terre en Golem.
Ceux qui, au cours d'une réunion participaient à l'acte de création d'un Golem, usaient de procédés qui étaient de nature à changer leur état de conscience et à les plonger dans une véritable expérience mystique. " La récitation de séquences rythmées avec leurs modulations de voyelles pouvait naturellement produire un état de conscience modifiée", nous rapporte Scholem. Ils prenaient donc un peu de terre vierge et en faisaient une idole, puis ils tournaient autour d'elle en une sorte de danse en prononçant les lettres sacrées et le nom secret de Dieu, selon un ordre et des protocoles détaillés. Le Golem, paraît-il, prenait alors vie. Selon d'autres légendes, le mot EMETH, la VERITE, devait être écrit sur le front du Golem. Quand on effaçait la première lettre, le ALEPH, il ne restait plus que le METH (MORT) et le Golem s'anéantissait.
Chez les Hassidim ashkénazes du XVème siècle, et c'est là la seconde tradition, le Golem devient une créature réelle, capable de servir ses maîtres et de remplir les tâches qui lui étaient fixées. Cette tradition devint extrêmement populaire au XVIIème siècle. Elle se rattache à la très ancienne croyance en la possibilité de ressusciter un mort en lui mettant sur le dos ou sur le bras un morceau de parchemin sur lequel était inscrit le tétragramme. D'autre part, elle se rattache beaucoup à de nombreuses légendes ésotériques non juives concernant la création d'homoncules (comme on le voit chez Paracelse ou Albert le Grand par exemple, dont on racontait qu'il s'était fabriqué un serviteur).
L'Homme ne s'est pas contenté des voies naturelles de sa propre reproduction; la recherche de la production d'un être humain selon des voies techniques accompagnées de magie, de légendes et de mythes, a donné naissance à une série d'êtres plus ou moins fictifs, tels que les mandragores, androïdes et évidemment notre Golem.
Selon la seconde tradition, il s'agissait d'un être servile qui pouvait se changer en être maléfique, d'où l'obligation de le détruire afin qu'il ne sème la terreur et la mort. On l'imagina de nombreuses façons: en terre rouge, de la taille d'un enfant de dix ans en éternelle croissance dont la masse finissait par écraser de son poids le magicien imprudent. Si le géant gardait le mot EMETH, sa puissance pouvait provoquer les pires catastrophes, car elle n'était capable par elle-même que de mauvaises actions. Mais elle pouvait être dirigée par un kabbaliste vers le Bien autant que vers le Mal. Un Golem était parfois substitué, homme ou femme, à une personne réelle; ou bien il recevait même la forme d'un animal, lion, tigre ou serpent. A y bien réfléchir, le Golem vu sous cet aspect symbolise la création de l'Homme qui veut imiter Dieu en créant un être à son image mais qui n'est en fait qu'un être sans liberté, enclin au mal, esclave de ses passions. Pour les croyants, la vraie vie humaine ne procède que de Dieu et dans un sens plus intériorisé le Golem n'est qu'une image, un reflet de son créateur, celui d'une de ses passions, qui grandit et risque de l'écraser. Il signifie en outre qu'une création peut dépasser son auteur, que l'homme n'est qu'un apprenti sorcier et que si Méphisto a raison, "le premier acte est libre en nous", mais "nous sommes esclaves du second".
C'est dans cette seconde tradition, donc, qu'est née la légende de Rabbi Loew de Prague: Celui-ci apprenant que la communauté juive est en danger, pour la protéger, crée d'après une légende ancienne le Golem, personnage puissant fait de terre. Il lui donne vie et lui insuffle des pouvoirs magiques.
Le Golem sauve la vie de l'empereur et celui-ci revient sur sa décision d'expulser les Juifs hors de la ville. Le Golem a ainsi accompli sa mission. Mais alors que l'assistant de Loew l'utilise dans le but de combattre un rival, le Golem devient fou et met la ville à feu et à sang….
Dans son célèbre roman "le Golem" (paru en 1922) Gustav Meyrink s'empara de la légende populaire en lui donnant un sens symbolique et une portée de critique sociale jusqu'alors inconnus: Il faut voir dans son Golem une image symbolique du chemin vers la rédemption. En fait, procédant de conceptions hindoues autant que de traditions juives, cette figure représente pour Meyrink l'âme collective matérialisée du ghetto avec tous ses côtés sombres et fantomatiques: " De la même façon que lors des journées de canicule la tension électrique croît jusqu'à devenir insupportable et finit par faire naître l'éclair, il est fort possible que l'entassement constant de ces pensées immuables qui empoisonnent l'air du ghetto entraîne une décharge soudaine et compensatoire, une explosion psychique qui pousse le monde de nos rêves dans celui de la réalité pour créer - tel l'éclair naturel - un fantôme qui, dans ses allures et ses actes, en tout, devrait infailliblement révéler le symbole de l'âme humaine si seulement nous savions interpréter le langage des formes" (Meyrink). Il s'agit également en partie du sosie du héros Athanase Pernath (dont le prénom symbolique rappelle l'athanor, le creuset de la transmutation alchimique), un artiste qui combat pour sa rédemption, pour lui-même.
L'auteur, né en 1868 et mort en 1932, vécut l'essor industriel de la fin du 19ème siècle, l'époque de Guillaume II et le premier conflit mondial avec tout son cortège de destructions et de malheurs. Ses aspirations, ses craintes, ses illusions et désillusions furent celles de toute la jeune génération qui donna naissance au mouvement expressionniste. Comme elle il se posait aussi la question des véritables rapports existant entre le monde et l'Homme qui lui apparut comme étant de plus en plus réduit au rang d'un objet, perdu dans la masse d'une humanité dépersonnalisée et sans repères, il se posait en même temps le problème de toute société humaine. Le Golem est un automate qui n'agit que dans la mesure où il reçoit des impulsions: l'Homme est membre d'une société qui conditionne chacun de ses actes et pas plus que le Golem, l'automate humain créé par la société humaine ne choisit son action, il ne fait qu'exécuter les ordres que lui donne cette société. Cette figure d'argile est donc avant tout chez Meyrink - mais cela vaut assurément aussi pour notre époque moderne - l'expression même de la condition humaine.
A y bien réfléchir, compte tenu des divers aspects historiques de cette étrange créature, on peut dire que le Golem représente davantage encore et qu'il est à l'image même du symbole avec ses aspects positifs et négatifs:
Si l'on se place du côté du Sage, la création d'un Golem n'était en quelque sorte qu'un prétexte, car elle ne visait comme je l'ai dit plus haut que sa propre transformation: Vouloir créer un Golem, c'était vouloir aller toujours plus loin, se dépasser, tendre vers l'insondable, explorer le pourquoi et le comment des choses et, ce faisant, entrer en soi-même et se mieux connaître. A aucun moment, on ne peut confondre le créateur et sa créature:
"Sept choses distinguent le Sage du Golem: le Sage ne prend pas la parole en présence d'un homme qui le surpasse en science; il n'interrompt jamais celui qui parle, il ne répond pas avec précipitation. Il interroge avec méthode et répond avec justesse; il discute les questions en suivant l'ordre dans lequel elles lui ont été adressées; quand il ne comprend pas une chose, il l'avoue franchement, et partout, il rend hommage à la Vérité. Le Golem fait le contraire de tout cela".
Celui qui a réussi à animer le Golem peut cependant n'avoir que l'apparence d'un Sage et n'être qu'un apprenti sorcier. Celui-ci ne peut dominer les puissances invoquées, à l'image de l'apprenti sorcier de Goethe qui s'écrie, au vu des désastres dont il est à l'origine:
" Seigneur, le malheur est grand! Je ne peux me débarrasser des Esprits que je fis venir!". Le Golem n'est alors que la représentation des aspects négatifs de son créateur qui risquent de l'étouffer.
On peut le considérer également en se plaçant du côté de la créature:
Il nous apparaît alors comme un être inachevé, soumis à toutes les manipulations, incapable d'actes de liberté. Ceci n'est qu'une apparence, car les textes nous enseignent qu'à certains moments il échappait à son créateur et agissait par lui-même: la légende s'étant emparée du mythe fit donc du Golem un automate mais lui octroya en outre des forces maléfiques, une certaine indépendance. Tel le monstre de Frankenstein, en deçà de toute morale, il répand le mal autour de lui, est une de ces puissances issues de l'homme lui-même, qui tire les ficelles des marionnettes humaines.
Toute sa vie, Gustav Meyrink dénonça la léthargie, l'état de sommeil dans lequel évoluait l'humanité. " L'Homme est fermement convaincu qu'il veille", déclare-t-il dans le Visage Vert, autre roman célèbre en son temps, "mais en réalité, il est prisonnier d'un filet de sommeil et de songes qu'il a lui-même tissé!".
Mais il existe une autre version du Golem, celle d'Eléazar de Worms, un cabaliste allemand du XIIIème siècle, à qui l'on attribue également la fabrication du Golem. Il écrit à propos de la création d'un homme artificiel :
« L'opérateur est censé créer une figure ou un corps à partir de la poussière : cette forme est appelée Golem… L'opération qui consiste à prononcer les lettres de l'alphabet ne commence qu'après le modelage de la forme humaine…
Le premier stade de la création par permutation est relié à la combinaison des lettres de l'alphabet ; l'opérateur crée 231 combinaisons de lettres correspondant à autant de portails. On voit donc que dès cette étape, les lettres sont mises en relation avec les membres du corps. L'opérateur se conforme aux directives du Sefer Yetsirah et il associe les lettres des membres avec toutes les autres lettres de l'alphabet. » Dans un autre écrit, Eléazar de Worms explique que c'est la force créatrice des combinaisons de lettres qui permit à Dieu de créer le monde et qui permet à l'homme de créer un être artificiel. Eléazar nomme une seconde étape où les lettres correspondant aux membres du corps sont combinées avec les lettres du Nom divin et prononcées avec six timbres vocaliques.
La création du Golem pourrait évoquer celle de l'homme. Le texte biblique dit en effet :
« Et le Seigneur Dieu forma l'homme poussière détachée du sol, Il insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint une créature vivante » (Genèse 2, 7).
L'homme n'est pas fait de terre ou de la matière même du sol, mais comme le dit très explicitement le texte biblique, de poussière détachée ou extraite du sol. Paul Nothomb fait remarquer que dans le texte de la Genèse, ce sont les animaux qui sont faits de terre (Genèse 2, 19) et non pas l'homme.
"La différence, dit-il, entre la poussière et la terre, est que cette dernière est compacte et obscure alors que la poussière laisse passer la lumière."
L'homme serait ainsi formé de poussière, de lumière et de souffle.
Il est « un souffle qui parle », selon la traduction classique araméenne de l'expression
« une créature vivante ».
Le souffle divin dont l'homme est fait correspond aux cantillations des lettres du Nom divin dans l'agglomérat de la poussière.
L'homme transporte sa propre forme dans la fabrication du Golem. Les lettres se combinant, se matérialisent dans l'organisation de la poussière. Comment donner une image originale de cette texture de poussière et de lettres ?
Imaginons ainsi :
La poussière tombe mollement dans la raie de lumière et le Maître cabaliste accroche des lettres au tourbillon de sable non labouré. Peu à peu la forme s'épaissit tout en laissant passer la lumière, poursuivant ainsi la combinaison des lettres, de la lumière et de cette poudre. Ainsi lors de sa formation, le Golem apparaît comme un être de lumière, microcosme semblable au macrocosme.
Dans cette version, il est très important de considérer le Golem comme un être de lumière et non comme une créature de l'ombre résultant d'une magie contraire à la loi. Car le Golem est comme en répons avec l'Adam, le premier homme. Sans la lumière d'en-haut la créature ne peut être possible dans la vérité. C'est pourquoi le Golem porte sur son front le mot hébraïque emet. Le Maître cabaliste élève la poussière. Il attend la lumière qui va descendre vers la poussière. Alors ce sera un vortex de poussière aspirée par la lumière qui montera au fur et à mesure. Les mots tissent un impalpable espace afin que le matériel et l'immatériel s'unissent. Les vibrations disparaissent à nos yeux et seules les lettres indiquent encore la présence du flux créateur.
Mais pourquoi les lettres peuvent-elle commander à la lumière d'en-haut ? Bien avant le commencement, la Torah existait. Ces interprétations s'inspirent de ces versets des Proverbes de la Bible où s'exprime la Sagesse :
« Le Seigneur m'a acquise au commencement de sa voie, avant ses oeuvres les plus anciennes » (Proverbes 8, 22 et sq.).
Les commentaires disent ainsi que Dieu a consulté la Torah pour créer le monde. Les portails de lettres sont d'abord prêts et la lumière est ainsi soumise à la loi. Dieu, comme dirait Spinoza, est soumis à ses propres décrets. La lumière obéit aux portails liés à la loi. Une fois les portes connues, la lumière peut être canalisée afin d'inventer un monde. Et dans ce mouvement, la cabale instaure Dieu comme le Lecteur par excellence de la Torah participant Lui aussi de cette action double :
« Lis et écris ! »
Toute la création semble issue du même processus que la fabrication du Golem. Les sefirot qui sont les Dix numérations de ce que Charles Mopsik appelle « le psychisme divin » et qui dessinent dans la Kabbale théosophique la forme d'un corps humain sont d'abord des chemins de lumière.
On peut s'interroger sur l'utilité d'une telle création. Pour certains, il s'agit de construire une sorte de messie vengeur et destructeur. Pour d'autres, le procédé vise à exalter la puissance du verbe, le rituel devient alors hommage. Elaborer un golem c'est aussi démontrer sa puissance, singer Dieu en tentant de maîtriser les énergies et les pouvoirs complexes qui donnèrent le jour à Adam dans la Genèse. En ce sens, il est intéressant de rapprocher la création du golem de l'obtention de la pierre philosophale dans le Grand Oeuvre des alchimistes. La naissance du golem n'est plus alors un but en soit mais le témoin silencieux de l'accès à un niveau de conscience exceptionnel.
L'initiation est d'une certaine manière notre premier acte de volonté. Elle nous a permis de quitter la dépouille du vieil homme que nous étions et de passer à un autre état, celui de l'éveil. Dégrossir la pierre brute signifie alors travailler à transformer notre Golem en homme nouveau, celui qui, d'éveil en éveil, tend vers la Lumière et la Vérité, celui qui peut être sauvé comme le déclarent les Anges dans la seconde partie du Faust de
" Goethe:
"Celui qui sa vie durant essaie de se dépasser, celui-ci sera sauvé".
Jean Paul GOS :.
12 décembre 6007
Le Visage Vert
Le roman Le Visage vert de Gustav Meyrink paraît en 1916 à Leipzig. Il est moins connu que le célèbre Golem, mais certains critiques le considèrent comme le chef d'oeuvre de son auteur. Alchimie, magie, kabbale, taoïsme, bouddhisme - Meyrink a abordé toutes ces doctrines et elles se reflètent dans toutes ses oeuvres. Le Visage vert raconte l'expérience spirituelle de l'ingénieur Hauberisser qui, grâce à des exercices spirituels fréquents, se retrouve à la charnière des deux mondes - le monde des humains vivant dans leur médiocrité et celui des esprits inaccessibles et fuyants. Il rencontre une jeune femme, Eva, et s'éprend d'elle, mais un jour elle disparaît. Lorsque, après un immense effort spirituel, il l'a fait revenir, le bonheur des amants réunis n'est que d'une courte durée. Un matin, Hauberisser se réveille et trouve Eva inanimée dans son lit. Au comble du désespoir et au bord du suicide il voit apparaître Chidher le Vert, personnage qui symbolise la quête des mondes secrets, le Juif errant, qui lui permet de passer de l'autre côté du miroir, de déceler la face cachée des choses. Cette scène donne à Meyrink l'occasion de décrire ce qu'il appelle l'inversion des lumières, l'opération magique qui modifie radicalement la perception de la vie des initiés.
Ici s'arrête mon invitation à la lecture du roman "Le Visage vert" de Gustav Meyrink. Je vous laisse le plaisir de découvrir la suite et la fin de cette histoire initiatique et j'espère que cette expérience vous donnera envie de lire aussi d'autres oeuvres de cet auteur.