La Philosophie Chrétienne
L’année dernière, j’ai planché sur les mythes fondateurs du christianisme.
A la demande de certains d’entre vous, on m’a demandé de pouvoir travailler le sujet au 3ème degré. Ce sera chose faite ce soir même si le sujet est quelque peu différent dans la mesure où je traiterai de la philosophie chrétienne.
Peut-on d’ailleurs parlé de philosophie chrétienne ? Une grande controverse a traversé les années trente sur le concept même de philosophie chrétienne. Peut-on concilier un concept irrationnel (la foi) avec un concept éminemment rationnel (la philosophie) ? Volontairement, je vais éviter le débat. Plutôt que philosophie chrétienne, je préfère parler de philosophes chrétiens ou de philosophes qui ont traité du christianisme quelle que soit leur obédience religieuse ou philosophique.
Toutefois, si un grand nombre de personnes ont pu penser le christianisme, c’est bien qu’il existe quelque chose dans la matrice de cette religion qui permet de le faire et de ne pas se contenter d’une simple histoire de révélation. Ceci me ramène à mon précédent sujet et aux liens qui ont existé entre les mythes et philosophies antiques et la religion chrétienne. Nous avions ainsi parlé de Saint Paul dont la mission était de convertir les païens sans toutefois s’aliéner le peuple juif. Pour ce faire, sans remettre en cause la loi juive, ce dernier va soutenir que le salut n’est pas dans la loi mais dans la foi. En effet, pour ce dernier, appliquer la loi pour accéder au salut, c’est entrer dans une logique de donnant-donnant avec Dieu. Or, être chrétien ne consiste pas à respecter scrupuleusement des interdits et des commandements mais agir en conscience. Paul conduit ainsi l’humanité à sortir de l’enfance pour s’émanciper. Il appelle l’homme à discerner librement ce qu’il doit faire.
Dès lors, vous comprendrez aisément la problématique. L’individu se retrouve libre et seul face à sa conscience et c’est ainsi que les philosophes chrétiens peuvent intervenir pour guider l’homme et l’aider dans sa recherche. Il est d’ailleurs intéressant de noter que beaucoup de philosophes font appel aux lettres de Saint Paul et que ce même Saint Paul sera à l’origine du protestantisme luthérien au XVIème siècle et du jansénisme au XVIIème siècle. Son œuvre sera constamment interrogée aux cours des siècles par les religieux, à commencer par les papes mais également les penseurs.
Dès lors, nous étudierons deux points lors de cette planche. Comment résoudre l’angoisse de l’homme seul et libre ? Et, comment éviter l’écueil de l’individualisme poussé à l’extrême ?
1- Comment résoudre l’angoisse de l’homme seul et libre ?
Plusieurs penseurs s’interrogent sur l’homme et l’angoisse qu’il peut ressentir. Pascal, dans un monde qui voit les théories de Copernic ou Galilée éclore, où la terre n’est plus au centre de l’univers, résume cette angoisse de la manière suivante : « En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet abandonné à lui-même, égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi ». C’est également une problématique soulevée par Kierkegaard qui imagine la sortie de l’état d’angoisse et de désespoir qui peut naître de la solitude de l’homme.
La véritable question est de savoir comment l’homme peut trouver un bonheur durable.
Comme le dit Pascal, « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant » ou encore « la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connait misérable, un arbre ne se connait pas misérable ».
Pour échapper à sa condition, nous sommes tentés de nous étourdir dans un mouvement perpétuel pour nous fuir à nous même. Saint Augustin parle du désir et de la chair. Ce dernier terme est repris par Pascal. Quant à Kierkegaard, il parle de stade esthétique où la jouissance est prôné comme idéal. Cette sphère se caractérise par l’immédiateté que l’homme entretient avec tout réalité. Des valeurs relatives comme l’honneur, les richesses sont absolutisées mais baser sa vie sur le désir ne peut nous apporter un contentement durable. Cette manière de vivre place l’homme hors de l’existence. Nous sommes constamment dans le regret ou l’envie, nous sommes dans le superficiel. L’homme pêcheur est celui qui n’aime jamais personne mais seulement des apparences. C’est le désir d’un beau corps comme a pu l’exprimer saint Augustin. L’homme pêcheur est celui qui ne se fie et ne s’attache qu’aux apparences comme la réputation, les honneurs, les richesses. Pour reprendre, une nouvelle fois Pascal, les pêcheurs sont « ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants, s’y sont donnés et s’y sont attachés ».
De ce côté-là, nous ne sommes pas très éloignés de la franc-maçonnerie qui nous invite à nous séparer de nos métaux et nous libérer de nos préjugés. Nous ne sommes pas, non plus, éloignés de la philosophie stoïcienne qui nous invite à nous détacher de tout ce qui ne dépend pas de nous.
Si l’homme doit s’extraire de ce premier état, qu’on l’appelle ordre de la chair (Pascal) ou état esthétique (Kierkegaard), cela ne peut se faire sans effort. L’existence est un effort pour devenir soi. L’homme a pour mission de devenir un individu, un être singulier et la masse, la foule sont autant d’obstacles dans cette quête. Le christianisme est un existentialisme. Il suppose de trouver une vérité qui en soit une pour soi, de trouver l’idée par laquelle on veut vivre et mourir. Exister suppose des choix.
Nous sommes, ici, face à un nouveau stade qu’il faut développer, le stade éthique ou celui de l’esprit.
2 -Comment éviter l’écueil de l’individualisme poussé à l’extrême ?
Nous avons beaucoup parlé jusqu’à maintenant d’individu mais l’église lui préfère le terme de personne. Parler de « personne » plutôt que d’individu implique que l’homme est avant tout relié à d’autres hommes. L’homme chrétien doit donc avant tout penser aux conséquences de ses actes. Dans son encyclique « Laudato si », le pape François le rappelle à plusieurs reprises : « tout est lié ». Ainsi, reprenant l’héritage franciscain de sobriété joyeuse, le pape François évoque l’écologie intégrale sous un aspect purement humain. Il prend, notamment, l’exemple de l’épuisement des réserves de poisson liée à une surconsommation. La surconsommation dans les pays développés réduit les réserves de poisson. Les premières victimes de ce phénomène sont les petits pêcheurs artisanaux, les plus pauvres. Mon choix de consommation a donc un impact direct sur les plus démunis de mes frères.
Le pape François s’inscrit ainsi dans une lignée de différents papes qui, depuis le 19ème siècle, ont posé les jalons de ce qu’on appelle la doctrine sociale de l’église. Cette doctrine repose sur deux encycliques majeures, « rerum novarum » de Léon XIII et « quadragesimo anno » de Pie XI, mais elle est, elle-même issue du travail de saint Thomas d’Aquin.
Je tirerai un enseignement de cette doctrine sociale : la proposition d’une troisième voie entre individualisme et collectivisme.
Dans son encyclique, « Rerum Novarum », Léon XIII nous dit que « l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible dans cette société civile l’élévation de tous au même niveau ». Il existerait des égalités de nature entre les hommes, « différence d’intelligence, de talent, d’habileté, de santé, de force », des différences nécessaires d’où nait spontanément l’inégalité des conditions.
Pour autant, le puissant n’a pas tous les droits. Si la propriété ne saurait être considérée comme illégitime quand elle est acquise par le travail, l’homme n’est pas autorisé à disposer au gré de ses caprices de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang. Les riches doivent pratiquer l’aumône et exercer la bienfaisance et la magnificence. Le concept de magnificence est repris à Saint Thomas d’Aquin. Il consiste, pour les plus puissants, à doter la collectivité de biens bénéficiant à l’ensemble de la société. Saint Thomas d’Aquin va même plus loin, il justifie le vol et donc l’atteinte à la propriété en cas de besoin vital.
La doctrine sociale de l’église s’intéresse également au mode de gouvernement de la cité sans, pour autant, se prononcer sur le type de gouvernement qui serait conforme aux écritures. On est dans la mesure. Il s’agit de réserver l’intervention d’un échelon supérieur aux situations dans lesquelles un échelon inférieur ne suffit pas. Autrement dit, il est interdit de transférer les attributions de l’individu ou d’un groupe social à une collectivité plus vaste quand ce n’est pas nécessaire. En revanche, il existe un devoir d’assistance de la collectivité.
Pour résumé, nous sommes bien dans une troisième voie entre individualisme et collectivisme.
J’en arrive à la fin de ma deuxième partie et vous remarquerez une chose : jusqu’à présent, j’ai peu parler de Dieu. Ceci me ramène à mon introduction et à Saint Paul. Au fond, le Christ est venu racheter nos pêchés et, notamment le péché originel. L’homme n’est plus soumis à la loi de Dieu. La seule chose qui doit le guider, c’est l’amour et la fraternité. C’est seulement dans ces conditions que l’homme peut atteindre le stade ultime de son élévation : la grâce. Mais cette dernière ne dépend que de Dieu.
Vous remarquerez également que la philosophie chrétienne diffère peu de ce que nous pouvons retirer de la franc maçonnerie : un abandon de nos métaux, une éthique, une fraternité.
Il ne me reste qu’à conclure sur mon sujet et je serai un peu long car j’aimerais évoquer un philosophe qui a mis en lumière une problématique profonde du christianisme : René Girard.
René Girard nous explique la gestion de la violence dans les sociétés traditionnelles. Pour lui, la violence naît du mimétisme de l’envie. Deux individus ou deux groupes désirent la même chose et, de là, naissent des troubles. Il va même jusqu’à expliquer le terrorisme islamique sur la base de l’envie d’accéder au même confort que la société occidentale. Dans les sociétés traditionnelles, on résout le conflit en désignant un bouc émissaire que l’on condamne à mort. Une fois mort, le bouc émissaire est déifié et pourvu d’attributs repoussants. Une fois mort, tout rentre dans l’ordre.
Le bouc émissaire est efficace tant qu’il n’est pas vu comme un bouc émissaire, c’est-à-dire tant qu’on ne reconnaît pas en lui la victime innocent sacrifiée pour ramener l’unité du groupe. Le problème du christianisme est donc posé : le christ est bien cette victime innocente. Le christ est la victime ultime.
Comment, dès lors, peut-on juguler la violence ? Comment éviter les guerres ? Car les boucs émissaires sont désormais vus comme des boucs émissaires.
Le christianisme nous prive d’une violence qui garantissait la paix, du moins une paix provisoire fondée sur l’illusion que produit le mécanisme sacrificiel.
J’avoue que cette vision peut paraître paradoxale. Car le christianisme nous appelle à une autre paix, celle qui naît du refus de la violence. Dans nos sociétés occidentales, nous serions devenus trop chrétiens pour être dupes du mécanisme victimaires mais pas assez chrétiens pour éviter la montée aux extrêmes sur laquelle ouvre la sortie du religieux.
Pour ma part, je me demande si la franc maçonnerie peut nous donner la clef de ce paradoxe. En d’autres termes, Hiram est-il une victime innocente ? Ou bien, comme le relate Gérard de Nerval dans son « Voyage en orient » un bouc émissaire désigné par le roi Salomon pour ramener la paix dans son royaume, un Hiram devenu trop puissant vis-à-vis du pouvoir religieux et civil.
Je n’ai pas la réponse et je terminerai là-dessus : quelles sont les clefs nous permettant de dépasser le paradoxe soulevé par René Girard ?
Dorian C:.