La Pierre Brute
J'aurais souhaité éviter de commencer cette planche en donnant des éléments étymologiques et de définition, mais je me plis à cette tradition avec un petit peu de facétie, en imaginant certaines pensées comme "oh non, pas les définitions !" Que vous puissiez être rassurés, je ne vous énoncerai pas toutes les définitions du mot Pierre et de l'adjectif Brut(e), n'ayant conservé que celles qui m'ont parues pertinentes pour les besoins de la cause.
PIERRE
Le mot pierre vient du latin petra et est défini comme « 1. Matière minérale dure et solide, élément essentiel de l'écorce terrestre, que l'on trouve à l'état naturel agglomérée en bloc ou en masse de taille inégale. 2. Morceau, fragment de cette matière, façonnée ou non. 3. Morceau de cette matière utilisée pour bâtir, paver, etc... » (Petit Larousse 2003).
Nous pouvons citer le synonyme latin de petra : lapidus.
BRUT(E)
Adjectif du latin Brutus, qui veut dire « 1. Qui n'a pas été façonné, poli ; qui n'a pas subi de transformation. Ex. Diamant brut » (Petit Larousse 2003).
Énoncé du Plan
Ma planche se déroulera en trois points.
1/ La pierre brute des temps anciens
2/ La pierre brute dans le rituel du 1er degré du REAA
3/ Le travail de la pierre brute par l'apprenti franc-maçon
1/ La pierre brute des temps anciens
Voici des extraits du début du livre de la Genèse de l'ancien testament :
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit: Que la lumière soit ! Et la lumière fut. (...)
Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi.
Dieu appela le sec terre, et il appela l'amas des eaux mers. (...)
Puis Dieu dit: Que la terre produise de la verdure, de l'herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre».
oOo
Depuis l’origine de l’Humanité et les premiers hommes, la Pierre a été un élément essentiel.
Certaines sociétés à présent disparues ont sans doute fait référence à une pierre originelle de laquelle est issue notre planète Terre, une pierre primordiale, issue du chaos. Elle serait la matière première, la prima materia, élément d'un monde non différencié.
La pierre originelle serait tombée du ciel, lancée par Dieu dans l’eau primordiale, la « soupe originelle ».
Puis cette pierre originelle se serait différenciée en deux éléments, la pierre brute et la pierre cubique, le féminin et le masculin, le positif et le négatif…
La pierre, élément assez anodin présent en grande quantité dans la nature, a toujours été un élément structurant pour les sociétés humaines et a fait l’objet de nombreux cultes, ou a été un objet fondamental utilisé dans de nombreux cultes.
Ainsi, l'homme s'est toujours efforcé depuis plus 10 milles ans à tailler, déplacer, ériger des pierres et des blocs de pierres : temple de Göbekli Tepe en Turquie (environ 10.000 ans avant JC)[1], les pyramides d'Egypte, les dolmens, menhirs et cromlechs, les temples solsticiaux...
Nous appelons âge de la pierre taillée et âge de la pierre polie le paléolithique et le néolithique.
Plus qu'un des premiers outils qui a permis le développement matériel et intellectuel (l'utilisation de l'outil permettant le développement du cerveau), la pierre brute puis taillée fait partie depuis la nuit des temps du rituel des hommes qui les ramène vers le transcendant.
Elle devient une représentation ou un élément de représentation du macrocosme : le temple, l’univers.
Je terminerai cette première partie en vous citant des extraits de l’Exode, du Deutéronome et du Premier livre des Rois, qui font référence directement ou indirectement à la Pierre Brute.
Exode, 20
« 22 Et l’Éternel dit à Moïse: (…)
25 Et si tu me fais un autel de pierres, tu ne le bâtiras pas de pierres taillées ; car si tu lèves ton ciseau dessus, tu le profaneras ».
Deutéronome, 27
Les pierres dressées sur la montagne d'Ébal
« 4 Et il arrivera, quand vous passerez le Jourdain, que vous dresserez ces pierres sur la montagne d’Ébal, [selon ce] que je vous commande aujourd’hui, et tu les enduiras de chaux.
5 Et tu bâtiras là un autel à l’Éternel, ton Dieu, un autel de pierres, sur lesquelles tu ne lèveras pas le fer;
6 tu bâtiras l’autel de l’Éternel, ton Dieu, de pierres entières; et tu offriras dessus des holocaustes à l’Éternel, ton Dieu ».
Premier livre des Rois, 6
« 7 Et la maison[2], quand on la bâtit, fut bâtie de pierres entièrement préparées avant d’être transportées; et on n’entendit ni marteaux, ni hache, aucun instrument de fer, dans la maison, quand on la bâtit ».
2/ la pierre brute dans le rituel du 1er degré du REAA
La pierre brute est l'un des trois bijoux immobiles de la loge, à l'instar de la pierre cubique et de la planche à tracer des maîtres.
Le mémento de l'apprenti indique en page 14 que les trois bijoux "symbolis[ent] respectivement les trois Degrés fondamentaux de l'Art Royal : Apprenti, Compagnon et Maître".
Le mémento de l'apprenti ajoute que "le maillet, le ciseau et la règle à 24 divisions sont les trois outils de l'apprenti Franc-maçon pour dégrossir la pierre brute à laquelle il est identifié".
Le glossaire du 1er degré indique enfin, au mot pierre, que "tout maçon travaille sur lui-même c'est-à-dire sur sa "pierre" afin de construire son ?uvre ou temple intérieur".
La pierre brute est représentée sur le tableau de loge du premier degré. Elle y est située en haut à gauche au niveau de la colonne du septentrion. A son opposé est dessinée la pierre cubique, au niveau de la colonne du midi.
En loge, la pierre brute et la pierre cubique sont placées sur la première marche qui mène à l'orient, à gauche et à droite en regardant l'orient, les marches étant au nombre de trois.
Le rituel du premier degré indique en effet que " Une « P:. BRUTE » est posée au pied de l'Or:., côté Sept:.. Une « P:. CUBIQUE » est posée au pied de l'Or:. côté Midi" (Description de la loge).
Le mémento de l'apprenti décrit la loge des pages 34 à 38 et indique en page 38 que "L'apprenti est symboliquement assimilé à la Pierre Brute extraite de la carrière, le monde profane. L'apprenti sera son propre ouvrier en cherchant à rendre sa pierre cubique à l'aide du maillet et du ciseau".
Lors du rituel d'initiation, le "nouveau frère" est conduit au pied de l'orient par le maître de cérémonie, et le frère expert lui fait exécuter son premier travail d'apprenti. Il lui remet le maillet et le ciseau et, lui ayant fait poser le genou droit en terre, lui fait appliquer trois coups sur la Pierre Brute avec ces outils.
Citons enfin le V.I.T.R.I.O.L écrit dans le cabinet de réflexion, d'origine hermétique : visita interiora terrae rectificando invenies occultum lapidem : visite l'intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée.
3/ Le travail de la pierre brute par l'apprenti franc-maçon
Le passage de la pierre brute à la pierre taillée est le symbole du passage du grade d’apprenti au grade de compagnon.
L’apprenti travaille à la construction de son temple intérieur.
L'apprenti franc-maçon travaille à dégrossir la pierre brute, vue comme une représentation de lui-même afin de devenir une pierre taillée, cubique, qui pourra dès lors s'insérer parfaitement dans l'édifice qu'est le temple, symbole de l'humanité.
L’apprenti en loge travaille à la taille de sa pierre brute du coté du septentrion, à l’abri du soleil trop ardent, de la lumière trop aveuglante. Il le fait sous la supervision du second surveillant. Il y travaille de midi à minuit.
Pour tailler la pierre brute, l’apprenti utilise des gants et un tablier pour se protéger des éclats.
L’apprenti FM devra se servir du fil à plomb pour intérioriser et visualiser la pierre taillée qu’il veut accomplir. Par le fil à plomb il sera dans l’introspection, dans la recherche de lui-même, dans la maîtrise de ses passions. Il cherchera à se connaître lui-même, à vaincre ses tourments, avant de pouvoir commencer son travail.
Il utilise le maillet avec sa main droite et le ciseau dans sa main gauche. Il allie ainsi la force (le maillet) et l’intelligence/la sensibilité (le ciseau, tenu par la main du coté du c?ur).
Il utilisera la règle à 24 divisions afin de s’assurer que la pierre qu’il taille sera à la fin de ses travaux parfaitement cubique, par la mesure de chacune de ses faces et arrêtes. On peut imaginer que la règle à 24 divisions lui permettra également de s’assurer que les surfaces des cotés sont planes.
Une fois une première ébauche de pierre taillée, l’apprenti s’attachera à ce qu’elle soit bien plane, pas un travail visant à la polir, afin d’en adoucir les rugosités.
Il est à noter que le travail de l’apprenti est limité à la taille de la pierre. Il n’intervient pas dans les autres opérations de construction du temple.
Il travaille sur la pierre brute en silence, ce qui lui permet par ce travail d’intérioriser, de diriger sa pensée vers un point déterminé, de se connaître lui-même dans cet état réflexif (encore le symbolisme du fil à plomb). Il apprend la patience, l’adresse. Il apprend l’effort, que sans travail assidu on ne fait rien. Certes il ne bâti pas des temples, des édifices, mais il sait son travail, primaire, nécessaire à la construction de l’?uvre collective.
Enfin il écoute les conseils de ses maîtres, de son surveillant.
Sans entrer dans des lieux communs, ma perception est que l’apprenti taille sa/la pierre brute dans le but d’améliorer sa condition et celle de la société humaine, sans relâche, et ce sa vie entière.
Et que dire de mon travail sur la pierre brute ? Quelle est ma perception ? Que veux dire pour moi « Tailler ma pierre ? ».
C’est à partir de l'image de la pierre brute, élément essentiel et sacré car pierre fondamentale, que je prends conscience du travail qui me reste à effectuer : m’assagir, visualiser mon objectif, travailler, tailler, polir, utiliser les règles physiques et mathématiques, géométriques…
Quelque part le confort voudrait de rester une pierre brute, digne et fière, alors que nous devons devenir une pierre taillée, car la pierre taillée s’insère dans le temple de l’humanité. Tailler sa pierre brute serait une obligation vis-à-vis de soi-même, et vis-à-vis de l’humanité, un devoir moral.
Maîtriser mes passions et m'améliorer par le travail de la taille de la pierre est plus difficile pour moi que de me laisser aller à mes « bas » instincts, mes passions et mes vices. Pourtant mon « salut », mon émancipation, ma liberté dépendent de mon travail sur moi-même.
N'est-il pas dit que les FM construisent des temples pour les vertus et des prisons pour les vices ?
J'utiliserai une analogie pour illustrer mon travail sur ma pierre brute, sur moi-même : le judo. Le judo est la voie de la souplesse. Pour le judoka, la pierre brute est bien lui-même : il « taille » son corps sans relâche par le travail au dojo, en respectant ses pairs, son maître et en respectant de façon quasi sacrée le tapis, en le saluant en y montant et en y descendant. Mais il « taille » également son esprit, car au judo la valeur morale est plus importante que la technique. Ce qui est interdit est de refuser un combat, pas de le perdre.
En guise de conclusion, le passage de la pierre brute à la pierre taillée est une première étape sur le long chemin que doit prendre l’apprenti FM pour s’émanciper, être libre et s'insérer dans le « Grand Œuvre ».