Le voyage maçonnique dont personne ne revient indemne commence sous
Et ce passage s’effectue, non d’un lieu à un autre, mais s’accompagne
d’un changement d’état. L’individu isolé du monde par une simple bande
de tissu noir se retrouve seul face à lui-même.
Les voix interrogatives qui sortent de l’ombre donnent au profane
l’impression qu’il se trouve hors de son espace-temps habituel.
Sa propre voix lui semble étrangère.
Le Bandeau tel un miroir lui renvoie son image intérieure.
Ses réponses lui deviennent visibles. Il entend le silence
qui l’entoure en même temps que lui deviennent sensibles les ondes qui
traversent le Temple à sa rencontre. Impression extraordinaire que je n’ai
pour ma part ressentie nulle part ailleurs et nulle autre fois.
C’est notre première rencontre avec le bandeau et nous ne savons pas
encore qu’il ne nous quittera désormais plus…
Car boiteux, mi-nu mi-vêtu, de nouveau aveuglé…
c’est ainsi que le néophyte se présentera dans le Temple le jour de
son Initiation.
Il n’est pas au mieux de son apparence, c’est le moins que l’on puisse dire!
L’apparence, me direz vous n’est pas le but lorsque l’on frappe à la porte
du Temple.Quel est le but ?
La recherche de la Connaissance, la quête de la Lumière…
Mais alors pourquoi la première réponse de la Franc-Maçonnerie à
cet élan vers la lumière est-elle l’aveuglement ?
Je cherche la lumière et on m’impose un bandeau…je voulais mieux voir…
voilà que je ne vois plus rien !
Je cherchais la Liberté…on me choisit un guide !
La réponse est paradoxale, du moins c’est ainsi qu’elle m’était apparue
au début. Cependant les paradoxes ont ceci de positif, qu’ils réveillent.
Je me suis donc posé avec véhémence la question :
Au premier degré, le bandeau figure l’aveuglement de l’homme qui est
asservi par ses passions, ses préjugés, ses prétendus savoirs.
Il se croit libre, il ne l’est pas. Il veut voir, il n’en est pas capable.
Un long apprentissage sera nécessaire afin qu’il se dégage des scories
qui l’encombrent et brouillent sa vision. Mieux que des mots, la présence
matérielle du bandeau met le néophyte au contact avec la réalité de sa
faiblesse, de ses limites. Il ne voit rien, de plus il ne peut se diriger.
Il a besoin des autres, il a besoin d’un guide. Aussi prend-il conscience du
premier dépouillement : celui de l’orgueil.
L’individu est obligé de reconnaître sa dépendance et de faire confiance à
ses Frères. La notion de chaîne est dès lors suggérée, car sitôt aveuglé,
l’homme n’est pas abandonné.
Une main saisit la sienne et ne la lâchera plus. Main sûre…
quelqu’un voit pour lui et le guide.
C’est un parti pris de fraternité, de confiance.
Cette notion de confiance paraît d’ailleurs surprenante, la confiance est
passive : attendre, croire sans comprendre, cela semble aller à l’encontre
de la démarche initiatique.
Or la confiance dont nous devons faire preuve lors de notre Initiation ne
symbolise-t-elle pas le chemin inverse ?
Suffirait-il de croire ? De se laisser guider ? Sans voir, ni comprendre ! ! !
Le serment qui se fait sous le bandeau est révélateur, il repose uniquement
sur la notion de confiance. Nous croyons que c’est la Bible puisqu’on nous
le dit !
Nous subissons sans les voir, toutes sortes d’épreuves.
Nous acceptons que les premières étapes de notre cheminement nous
ramènent à un état entièrement dépendant.
Notre sens critique ne s’exerce plus, le doute…nous acceptons de nous
en débarrasser. Quelle faiblesse…ou bien alors quelle force ! !
Décidément, pas moyen d’échapper aux contradictions,
le Pavé Mosaïque est bien présent.
A moins que cette confiance soit l’expression, non d’une dépendance
mais d’une volonté farouche d’espérance.
Car au-delà de la réalité du guide humain qui symbolise la Loge toute
entière, c’est sans doute la présence d’un guide surhumain qui nous est
suggéré.
Il n’est pas nécessaire de lui donner un nom ni, à plus forte raison un
visage, laissons cela aux religions
Ce guide tout puissant nous est intérieur en même temps qu’extérieur.
Il procède du 1, du tout, qui est en nous et dans lequel nous sommes inclus.
Ce n’est pas avec les yeux que nous pouvons le voir, c’est ce que nous
suggère le bandeau, qui, en nous voilant l’extérieur, nous dévoile
(au sens propre du terme) une autre forme de vision, celle dirigée vers le
dedans.
Il ne s’agit nullement de nombrilisme, ni de narcissisme :
le Fil à Plomb est implacable, sa descente entamée, il ne s’arrête plus.
Il transperce, je dirais même, il rend transparent.
Et cette transparence n’est pas exempte d’angoisse.
Le bandeau me semble directement lié au Fil à Plomb.
A ce niveau, le bandeau n’est plus perçu comme une entrave mais
comme une voie.
Le Petit Prince a raison lorsqu’il dit :
« on ne voit bien qu’avec le cœur »
L’initiation en nous imposant un bandeau nous oblige à un autre mode de
perception. Aller au-delà des apparences afin de pénétrer le caché.
C’est en quelque sorte l’ouverture du troisième œil, l’œil du cœur.
La seule voie qui ne soit pas limitée, celle de l’Amour.
A un niveau plus élémentaire, la présence du bandeau fait s’exacerber
nos autres sens. Le mental s’écarte, nous redevenons instinctifs.
Tandis que nous sommes plongés dans l’obscurité, notre ouïe est décuplée,
les bruits, les voix prennent une place prépondérante. Notre sens tactile
s’accroît…je me souviens de la chaleur et de la détermination que
me communiquât mon guide. Si j’avais pu voir, il n’est pas certain que
cela m’aurait autant frappé.
L’épreuve initiatique nous indique clairement que l’essentiel est en deçà
du Bandeau.
L’initiation est re-naissance, elle figure en raccourci, le chemin initiatique
tout entier, ce que devra être notre vie.
Le passage du Cabinet de Réflexion peut s’apparenter à la Matrice.
Tandis que les différentes épreuves qui se déroulent dans le Temple
figurent les épreuves de la vie elle-même.
Dans cette optique, le bandeau qui nous est imposé est celui qui nous est
mis le jour de notre venue au monde car cette venue est en fait une venue à
l’ombre.
Sommes-nous donc condamnés à ne voir que le plus facile :
la surface des êtres, l’ombre des vérités ?
L’initiation n’est-elle pas là pour nous dessiller les yeux ?
Ne nous livre-t-elle pas un espoir en nous ôtant le bandeau en fin
d’épreuve ?
Sans doute, mais ce cadeau est en fait piégé.
Tout dépend de celui qui le reçoit car nous sommes tentés de croire que
toute difficulté est alors aplanie, puisque la lumière nous est donnée…
Nous sommes sauvés, nous serons élus !
Halte là ! Ce serait prendre un feu de Bengale pour la lumière de la
Connaissance !
Car il ne s’agit pas de voir la lumière, ni de la reconnaître,
Jean Paul GOS:.