"Tout le malheur des hommes vient de l'espérance" nous dit A. Camus. Est-ce le cas pour le Franc-maçon ? Comment peut-il lutter contre cela ? 27.11.2027

 

 

Je souhaite commencer en citant le paragraphe complet dont le sujet de ma planche est issu car il apportera un éclairage intéressant :

« Tout le malheur des hommes vient de l'espérance qui les arrache au silence de la citadelle, qui les jette sur les remparts dans l'attente du salut. Ces mouvements déraisonnables n'ont d'autre effet que de rouvrir des plaies soigneusement bandées. C'est pourquoi Epicure ne nie pas les dieux, il les éloigne, mais si vertigineusement, que l'âme n'a plus d'autre issue que de s'emmurer à nouveau. « L'être bienheureux et immortel n'a point d'affaire et n'en crée a personne. » Et Lucrèce, renchérissant : « Il est incontestable que les dieux, par leur nature même, jouissent de l'immortalité au milieu de la paix la plus profonde, étrangers à nos affaires dont ils sont tout à fait détachés ». Oublions donc les dieux, n'y pensons jamais et « ni vos pensées du jour ni vos songes de la nuit ne vous causeront de troubles » (Epicure). » Fin de citation

Un mot sur la philosophie d'Albert Camus, qui est une philosophie de l'absurde s’articulant autour de trois thèmes : l'absurde, la révolte et l'amour. Le cœur de la pensée de Camus est le désespoir de l'Homme, constamment animé par l’inlassable recherche du sens de la vie dans un horizon marqué par sa finitude temporelle. L'absurde aborde la question du sens de la vie et du suicide. Refusant le refuge de la croyance, l’homme prend conscience de la futilité des activités quotidiennes et de sa finitude. L’absurde va remettre en cause la facilité humaine facile de se complaire dans l’avenir, demain…

La révolte, elle, est la réponse directe à l'absurde. Elle permet à l’homme de s’affirmer par l'action, la lutte et l'engagement face au tragique du monde.

Enfin, avec le thème de l'amour, la philosophie de l'absurde s’achève sur un principe de mesure et de plaisir, proche de l’épicurisme.

On comprend mieux maintenant l’articulation de la position de Camus sur l’espérance, qui est une perspective jetée sur un avenir lointain…

Avançons dans les voies qui nous sont tracées : quand on évoque l’espérance, on pense tout de suite à l’espoir. Nous percevons tous ce qu’est l’espoir, mais en quoi l’espérance en est-elle distincte ? Il convient de différencier espoir et espérance qui n’ont pas la même portée afin de mieux comprendre ce qu’est l’espérance.

Les deux mots ont la même étymologie : ils viennent du verbe espérer, issu du latin « sperare » qui signifie « considérer quelque chose comme devant se réaliser ».

 

« Espoir » est le substantif du verbe « espérer », et « Espérance » dérive du participe présent du verbe « espérer ». On sent déjà que la notion de temps, de temporalité, est plus significative dans l’espérance puisque c’est un participe présent, qui s’étire dans le temps, comme si l’espérance, c’était le fait d’être en train d’espérer.

L’espoir, c’est le fait d’attendre quelque chose avec confiance. Le mot « espoir » porte sur quelque chose de précis, de concret, de relativement matériel.

L’espérance, c’est l’attente qu’un désir se réalise… dans un futur lointain. L’espérance a une dimension mystique, spirituelle, métaphysique, elle relève de la transcendance. Avec l’espérance, on suppose que tout aurait un sens. On touche au salut, à la vie future et à la fin des temps. L’espérance est de l’ordre de l’impalpable, du tactile, de la caresse, ne dit-on pas « caresser de vastes espérances » ?

Ecoutons Charles Péguy : « La foi que j’aime le mieux, c’est l’espérance ». Cette citation éclaire notre propos. D’ailleurs, la foi chrétienne a distingué 3 vertus dites théologales : « la foi, l’espérance et la charité » qui évoquent, entre autres, la vie future.

Les vertus théologales enseignent 3 choses : avec la foi comme postulat, l’espérance éclaire le but, le futur, l’objectif, ce qui nourrit l’action et justifie la vie terrestre via la charité, qui est définie comme l’amour de Dieu et du prochain. Le chrétien est donc paré pour échapper au désespoir, la vie ayant un sens.

L’espérance, alors, c’est quoi ? C’est désirer sans attente, désirer sans savoir ce qui arrivera, parce que l’ espérance ne dépend pas de soi. D’ailleurs, les théories philosophiques du fatalisme, du déterminisme, ou de l’absurde comme Camus, ont écarté l’espérance. De manière générale, les philosophes ne sont pas à l’aise avec ce concept car il porte intrinsèquement une dimension métaphysique.

Emmanuel Lévinas, est peut-être le philosophe ayant le mieux approché ce concept en évoquant celui de patience, en le distinguant de l’attente lors d’une conférence dans les années 1970 sur « Dieu, la mort, et le temps ». Il évoquera une « attente sans visée d’attendu », proche de l’espérance à mon sens.

Levinas développe la notion de patience, patience qui attend, mais qui contrairement à l’attente n’attend pas quelque chose, ni grand-chose. Elle n’a pas d’intention, elle ne veut rien et ne vise rien. L’attente avec ses attendus est en effet « piégeante » : on veut que quelque chose se passe, on le veut ardemment, c’est de l’ordre de l’espoir. La patience (dont l’étymologie est « souffrir », , patienta, d’où la passion du Christ qui a la même origine, patio), la patience pour Levinas est une autre attitude : « une pure patience, un pur subir, un éveil qui est éveil à l’égard du prochain, une soudaineté qui devient la proximité du prochain ». La patience n’impose rien, elle est une attente sans attendu et elle nous oblige.

Revenons à l’espérance et à l’espoir.

L’espérance est plus profonde que l’espoir, et plus constante car elle n’est pas liée aux évènements, contrairement à l’espoir. Ainsi, le désespoir (des-espoir !) est un profond état d’abattement, mais qui n’est pas nécessairement définitif, alors que la désespérance est plus radicale, c’est la disparition de toute croyance en quoi que ce soit, la nuit noire et sans issue possible. Si l’espoir peut être défait, l’espérance, elle, ne s’éteint jamais.

Pour clore ces réflexions, rajoutons que bien que cela puisse paraître paradoxal, l’expérience du désespoir est la clé pour découvrir l’espérance, parce que quand tout s’est obscurci, il suffit d’une toute petite lumière pour que jaillisse l’espérance. L’espérance est la confiance dans la possibilité que tout peut se transformer de façon positive.

On peut toutefois comprendre que bien des hommes sombrent dans la désespérance au regard de l’absurde apparent du monde.

Mais peut-on vivre sans espérance, comme semble le suggérer Camus ?

Les religions ont bien compris l’importance de ce sentiment puisque c’est à partir de ce concept qu’elles ont bâti une partie de leur doctrine avec les prophètes dans l’Ancien testament ou Jésus-Christ pour le Nouveau testament. L’ancien testament a canalisé l’espérance dans la notion du messie. Pour le christianisme, l'espérance eschatologique se fonde dans l’événement de la Résurrection de Jésus, qui manifeste que l'homme est appelé à transcender les limites temporelles, parce que Dieu lui promet précisément un avenir.

Alors le malheur des hommes serait-il lié à l’espérance ? Certes oui pour les philosophes de l’absurde et pour ceux qui estiment l’espérance illusoire, préférant le présent aux promesses futures.

 

Alors comment la FM se positionne au sein de ce débat passionnant ?

Avant d’apporter des éléments de réponse, il convient, je pense, d’évoquer l’origine mythologique de l’espérance, qui est lié au mythe de Pandore.

Le mythe de la boîte de Pandore est lié à la tentation. C’est Hésiode, dans Les Travaux et les Jours, qui nous relate ce mythe.

Pandore, la première femme d’une grande beauté fut créée par Zeus et les autres Dieux pour incarner la perfection. Elle est offerte en épouse à Épiméthée, le Titan, qui est le frère de Prométhée. Rappelons que Prométhée a dérobé le feu aux Olympiens pour en faire cadeau aux hommes. Les dieux veulent se venger des hommes et Pandore sera l’outil de leur funeste dessein.

Zeus remet à Pandore une boite qu’il lui demande de ne jamais ouvrir. Mais l’envie de Pandore est si grande qu’elle ne résiste pas. Une fois le couvercle de la boîte entrebâillé, tous les maux s’abattent sur l’humanité, la perfidie, la misère, le vice, la vieillesse, la maladie, la guerre, la haine, le mépris, le désespoir, la famine et bien d’autres encore, issus de la foudre divine.

Au fond de la boîte, apparaissant trop lentement pour s’en échapper, subsiste l’espérance. Elle ne s’échappe point et demeure l’alternative faite aux mortels pour affronter leur destin. Plutarque, dans ses Œuvres morales, écrira au II siècle :

« Elle découvre l’urne : à l’instant de son sein Des maux les plus affreux il s’échappe un essaim. Seulement sur les bords de l’urne refermée, L’espérance s’arrête. Elle nous est restée Pour compenser au moins tant de chagrins amers, Qui versent leur poison sur la terre et les mers ; (…) »

La figure de Pandore peut être rapprochée de celle d’Eve, elle aussi première femme sur terre, qui fera chuter l’humanité via la tentation.

Dans son malheur, Pandore a sauvegardé l’essentiel, semble-t-il, ce qui permettra aux hommes de toujours espérer en des jours meilleurs.

Mais c’est peut être aussi une véritable malédiction, qui sait, si l’on en croit Camus, cette fameuse espérance ?

Ce détour mythologique valait la peine, car il exprime bien ce qu’est l’espérance, sa portée symbolique, qui a tant dérouté les philosophes.

 

 

Alors la réponse à la question posée dans ma planche, me semble NON, le FM n’adhère à pas l’idée selon laquelle le

malheur serait lié à l’espérance.

Bien sûr, la FM n’est pas une religion et ne propose pas une espérance semblable à celles des prophètes ou des religions. Pour le FM, si le malheur ne vient pas de l’espérance, il se doit de lutter contre la funeste tentation de désespérer qui pourrait bien le gagner. Car la désespérance existe bien en ce monde. Et pour lutter contre cette pente douce, la FM nous a donné une méthode : le travail et la persévérance. Ces outils, car ce sont de véritables outils, permettent au FM d’éviter la désespérance et de cultiver peu à peu l’espérance.

Penchons nous sur le rituel qui va nous guider pour débusquer l’espérance en son sein et nous montrer la voie pour échapper à la désespérance.

Le rituel est explicite, je cite l’instruction au premier degré au sujet de la batterie de deuil. Le deuil, la mort sont là, l’horizon temporel désespérant est face à nous. Comment le FM affronte-t-il la tragique condition humaine ?

La batterie de deuil s’effectue lors du passage d’un franc-maçon à l’Orient éternel, ou lors d’une tenue funèbre en mémoire de membres décédés.

Je cite le rituel :

« Batterie de deuil

On étend l’avant-bras gauche, sur lequel on pose la main droite, on frappe avec la main droite sur l’avant-bras gauche trois coups.

Puis, on dit en avançant la main droite : « Gém:. ! »

Puis, on dit en avançant la main droite : « Gém:. ! Gém:. ! »

Puis, on dit en avançant la main droite : « Gém:. ! Gém:. ! Gém:. ! Mais Espérons ! »

Cette Batterie est toujours couverte par une Batterie d’espérance.

Batterie d’espérance

On remet les cordons en position normale. Bras tendus, on frappe la paume de la main droite placée horizontalement contre celle de la main gauche trois fois.

Puis, on dit en avançant la main droite : « Espérons ! »

Puis, on dit en avançant la main droite : « Espérons en confiance !

Puis, on dit en avançant la main droite : « Espérons en confiance et en sérénité ! » »

 

Comment comprendre l’espérance maçonnique au regard du rituel ?

L’espérance ici évoquée est en lien avec la mort. On pense immédiatement au cabinet de réflexion, la première épreuve du postulant, la tête de mort, la faux et le testament philosophique.

On mentionne donc l’espérance lors d’une batterie. Le lien batterie/espérance est significatif.

D’abord, d’où provient ce mot de batterie qui est « tirée » comme l’on dit en FM. Ce mot provient du vocabulaire militaire. Le mot « batterie » renvoie à l’action de battre, de taper mais aussi d’amorcer.

Une batterie est une unité tactique d'artillerie composée de plusieurs troupes, chacune dotée de plusieurs canons. On parle aussi de batterie en armurerie : c’était l’une des pièces du mécanisme d’un fusil qui déclenchait le tir dans les temps anciens.

La batterie en maçonnerie est une instance de ralliement, d’union, elle opère comme un éveil, un déclic comme une batterie d’arme à feu. La batterie a une dimension sonore évidente. Elle est rythmée, régulière, bruyante et les frères la tirent à l’unisson. La batterie d’espérance évoque le travail, l’éveil, la vigilance. C’est un outil collectif pour répondre au risque de la désespérance inspirée par la mort. Le FM appartient à un tout, une égrégore, qui le dépasse et dont la dimension spirituelle est évidente.

La régularité des coups et la synchronisation des gestes invitent à la maîtrise de soi. La batterie d’espérance réunit actif et passif : les mains sont tenues horizontalement, la main gauche passive frappée par une main droite active car la gauche reçoit alors que la droite donne, tout comme dans la chaîne d’union.

La batterie est le signe de l’entrée dans un temps « autre », comme une brèche subrepticement ouverte vers le sacré à travers l’union des frères en un instant délicat et précieux où le pouls de la vie germe à notre conscience au-delà du passage à l’Orient éternel. L’espérance pointe… le rituel est là pour nous permettre de combattre la perte d’espérance. Non, nous ne partageons pas la philosophie de Camus.

A travers ces batteries de deuil et d’espérance, nous communions dans l’épreuve et la tristesse et nous nous donnons la force de continuer à avancer. Nous luttons. En frappant dans les mains, nous activons notre volonté commune de nous élever en cadence et en harmonie. En ce sens, la batterie a beaucoup à voir avec la chaine d’union, qui rappelons le, accueille aussi bien les vivants que les morts. Espérons !

Les batteries de deuil et d’espérance ont pour but d’unir les frères face à la mort, de créer et de renforcer l’égrégore ainsi que les conditions d’une possible espérance.

La batterie d’espérance est tirée après celle de deuil car la vie commence dès que le grain est enfoui dans la terre.

L’espérance, n’est-ce pas ce qui anime le postulant dans le cabinet de réflexion, rédigeant son testament philosophique et espérant être admis en loge ?

Alors, pour enfin répondre à la question posée par le sujet, le FM conçoit l’espérance comme la pierre angulaire de son travail, celle sur laquelle il pourra, avec beaucoup de vigilance et de persévérance, construire son propre édifice et œuvrer ainsi à l’amélioration de l’humanité.

Oui, la FM est bien une spiritualité de l’espérance, elle est une « attente sans attendu », « un pur éveil » pour reprendre les mots de Lévinas.

La spiritualité est un mouvement qui ne s’éteint pas dans le geste qui l’esquisse. Nous nous devons d’agir, c’est notre travail et notre lutte pour l’espérance, sans attendre rien en retour… c’est cela ma définition de l’espérance.

Espérons en confiance et en sérénité !

Donnons le mot de la fin au poète Guillaume Apollinaire. Il rédigea ce sonnet destinée à sa belle en 1915 au sein d’une guerre pétrie de désespérance :

Sonnet du 8 février

« Lundi 8 février ma biche

Ma biche part

Suis inquiet elle s’en fiche

Buvons du marc

Vrai qu’au service de l’Autriche (Patate et lard)

Le militaire est très peu riche

Je m’en fous car

Il peut bien vivre d’Espérance

Même il en meurt

Au doux service de la France

Un Artilleur

Mon âme à ta suite s’élance

Adieu mon cœur »

 

D:. C:.

27.11.6024

 



29/11/2024
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